Elle sort de la tente d’enregistrement, la main de son fils de deux ans dans la sienne. Ameni et Daniel font partis des 950 réfugiés qui viennent de descendre du train, au milieu de ce camp de Slavonski Brod, en Croatie. Ils ont d’abord fait la queue, comme tous, pour se faire enregistrer par les autorités Croates. Ça se passe dans la première zone du camp, à quelques mètres des rails. A la sortie, une jeune bénévole lui demande si elle voyage seule. Ameni est vite repérable, grande, belle, l’air épuisé et perdu. L’immense majorité des passagers sont des familles, au sens oriental du terme, certains groupes peuvent comprendre jusqu’à quarante personnes. Ameni n’a que son fils. Elle ne comprend pas la question, je m’approche pour traduire. « Oui je voyage seule, mon mari est en Allemagne » explique-t-elle. « J’étais avec un groupe depuis la Turquie mais je l’ai perdu en Macédoine ». Deux trains et deux frontières plus tôt.
Doucement, elle entre dans la deuxième tente, celle des distributions. Plusieurs volontaires se pressent autour d’elle pour lui demander ce dont elle a besoin. Elle ne dit rien, semble étourdie, puis esquisse un « merci, il me faudrait un autre pantalon pour mon fils ». On lui propose de s’asseoir dans un recoin, elle s’affaisse et ouvre son manteau. Elle est enceinte : « de cinq mois ». Pendant quelques minutes elle reprend son souffle,avec des geste d’automate elle nettoie le visage de son fils avec une lingette. Il semble que ce soit la seule façon de le rassurer. Dès qu’il la perd des yeux il se met à hurler. Puis Ameni commence à demander des affaires pour elle. « Auriez-vous un pantalon de grossesse ? ». De la Grèce à l’Allemagne, dans les camps de transit, il n’y a pas de douche. Les migrants ne peuvent pas se laver, alors ils changent de vêtements quand on leur en propose et n’ont d’autre choix que de laisser les précédents sur place. J’indique à Ameni les deux rideaux suspendus dans le coin de la tente. Ils font office de cabine où elle pourra se changer avec son fils. Elle est visiblement désemparée, la tente grouille de monde, je lui propose de faire le guet et de lui « tenir le drap » pour qu’elle soit tranquille. Un femme apparaît devant moi, souriante et énergique. Elle est syrienne. « Je voudrais me changer » me dit-elle. J’explique que la cabine est prise par une autre femme. Dans un grand rire elle me lance « ce n’est pas grave, on peut se changer entre filles ! » et ouvre le rideau. Seconde de stupeur, puis les deux femmes tombent dans les bras l’une de l’autre. Deux frontières et deux trains plus loin, elles se sont retrouvées.
Il n’y a pas de pantalon de grossesse pour Ameni, alors ce seront deux paires de collants XXL l’un sur l’autre qui feront l’affaire. Le tout recouvert d’une tunique improbable aux airs de mini jupe et d’un tee-shirt fuchsia à tête de tigre ! Mais ça n’a pas d’importance, le masque sombre qui couvrait son visage a disparu, elle a retrouvé son île dans une mer de migrants. Maintenant c’est elle qui tient le drap pour son amie.