Le père Jacques est le premier à avoir suivi le Père Paolo Dall’Oglio dans l’aventure de la Communauté de Mar Moussa. Responsable du monastère de Deir Mar Elian et de la paroisse de la ville de Quaryatayn depuis 2010, il a oeuvré pendant des années au dialogue entre chrétiens et musulmans. Le 21 mai 2015 il a été enlevé dans le monastère par Daech. Quatre mois plus tard il en est revenu. Voici son témoignage, recueilli en mai 2016 :
« Ce que j’ai écrit il y a un an, représente bien la réalité de mon vécu à cette époque. Aujourd’hui qu’en est-il ?
Une grande partie de Deir Mar Elian a été détruite et le reste brulé. Daech ne pouvait supporter que des familles chrétiennes et musulmanes viennent prier sur le tombeau de Saint Elian. A travers leurs vœux, en allumant une bougie ou emmenant leurs enfants pour une bénédiction… ces familles exprimaient leur espérance et leur confiance en l’intercession du Saint. Pour Daech ce sont autant de comportement hérétiques insupportables. Alors ils ont détruit le tombeau et sa chapelle en voulant détruire un symbole.
Le 5 septembre ils m’ont ramenés à Quaryatayn. J’y ai retrouvé presque tous mes paroissiens, détenus eux aussi. Cinq jours plus tard l’une d’entre eux est morte. Nous avons alors eu l’autorisation d’aller au monastère pour l’enterrer. Là, j’ai pu voir l’ampleur des dégâts mais, étrangement, je n’ai rien ressenti. C’est quatre jours plus tard, lors d’une messe que nous célébrions en sous-sol en l’honneur de Mar Elian, que j’ai compris le message. Mar Elian voulait que sa présence ne soit plus liée à ce lieu, par sa présence physique. Il est auprès du Christ où il nous porte par sa prière et ses intercessions. A nous de le porter dans nos cœurs et nos prières où que nous soyons. Il était temps de partir. Il devenait évident que tous nous allions être déplacés et partir avec lui. Ça implique aussi un certain désespoir pour la région de Quaryatayn, mais c’est une réalité qui a été vécue par d’autres, comme ceux de Qousseir.
Il est évident que je retournerai à Quaryatayn, mais pas tant que la paix ne sera pas trouvée. Ça suffit ! Bien sûr pour cela il faut se donner les moyens de régler les problèmes, à leur base. Fermer les frontières n’est pas une attitude humaine et ne règle rien.
Une question que je me pose aujourd’hui est la suivante : pourquoi ces gens se sont-ils enfermés dans ce mode de penser et une telle pratique de « leur » Islam ? D’autant plus que l’Islam syrien a toujours été ouvert, disponible, prêt à s’adapter aux autres communautés, chrétiennes, juives, dès le début. Ni Daech ni les autres ne peuvent annuler cette réalité d’une capacité à vivre ensemble. La société de Quaryatayn était un exemple réel, un modèle de ce qui se passe en Syrie. Même aujourd’hui, avec tous les moyens utilisés pour imposer son mode de penser, Daech n’a pas réussi à le faire intégrer aux syriens. Ceux qui, parmi les sunnites, courent le risque de se le voir imposer fuient chaque fois qu’ils le peuvent. Les sunnites syriens, dans leur grande majorité, ne sont pas les extrémistes que l’on décrit. Je parle d’un Islam syrien avec lequel j’ai vécu toute ma vie, c’est mon expérience. L’Islam syrien, c’est l’Islam réel. Je n’aime pas dire Islam modéré. En opposition à l’Islam extrémiste il ne s’agit pas d’un Islam modéré mais de l’Islam réel. Parfois, même parmi les djihadistes de Daech, on peut rencontrer de vrais musulmans avec une croyance profonde intacte. Une fois engagé dans la guerre ils se sont perdus, mais leur foi ne s’annule pas.
Pendant ma captivité, j’ai compris dans ma chair que si tu pratiques vraiment l’amour, tu peux passer de l’autre côté du masque de celui qui est en face de toi. Et même sa peur finit par tomber. Celui qui pratique la violence est guidé par la peur. Qu’il en soit conscient ou non. Un regard serein, qui ne juge pas, fait tomber les murs. L’amour fait tomber les peurs. Et voilà que ce geôlier qui me jetait durement ma gamelle a fini par me demander si nous avions besoin de quelque chose. A nous ! les Nasâras[1] !
Je veux dire aux européens : « N’ayez pas peur ». Bien sûr il ne s’agit pas ici d’être naïfs. Mais la peur n’est pas bonne conseillère, elle nous enferme dans nos colères. S’ouvrir à un témoignage de vrai amour change tout. Oui cela demande de l’effort, de la maturité et une confiance en soi qui aidera l’autre à changer. Cet autre, porte sa tristesse, sa pauvreté, sa violence vécue par le passé. Si en plus on lui refuse l’ouverture, il s’affermira dans la violence. En revanche, s’il rencontre une personne qui l’accueille dans une gratuité spirituelle et une générosité humaine, les masques peuvent tomber.
Après les attentes du 13 novembre il y a eu un appel à renforcer l’Eglise dans les quartiers ghettoïsés et je trouve ça extrêmement important. Les croyants, mêmes s’ils sont de religions différentes, sont plus à même de se comprendre. L’Eglise a un rôle très important à jouer en occident par rapport à cette violence qui se développe en Europe et aux changements démographiques. Le gouvernement a-t-il conscience du rôle que l’Eglise peut jouer ? L’appel au dialogue est le seul moyen vers une solution, à l’opposé de ceux qui instrumentalisent les peurs.
Quels sont les résultats obtenus depuis le début des bombardements de la coalition ? Toujours plus d’otages et toujours plus de morts. La violence contre la violence ne causera que plus de morts. Devant cette réalité, nous en tant que Communauté, en tant que chrétiens syriens, sommes appelés, à pratiquer toujours plus l’amour du Christ envers les autres, les populations. Et ce à travers nos prières, notre contemplation, l’aide humanitaire et avant tout notre présence et disponibilité face aux besoins humains.
Deir Mar Moussa est une petite lumière de vérité qui ne peut être éteinte, et ce malgré l’absence de Paolo. Au contraire même, beaucoup de personnes se sont mises à porter la lumière que Paolo a voulu offrir par sa vie et vocation offerte au monde d’aujourd’hui. »
[1] Chrétiens