Ils ont dû attendre douze heures dans le camp grec d’Idomeni avant de pouvoir parcourir les six cents mètres qui les séparaient de la Macédoine et du camp de Guevguelija. Mohamad, 33 ans, et Cherine, 31 ans, ont fui la Syrie et ses combats au printemps 2014. De Kobané, ils sont partis vers la Turquie et y sont restés vingt mois. Epuisés, comme beaucoup, de devoir travailler jusqu’à douze heures par jour pour un demi salaire turc et de subir des discriminations quotidiennes, ils ont repris la route il y a vingt jours, avec leur fils de six mois. Leurs familles se sont cotisées pour leur payer le voyage. (La traversée de la mer Egée leur a coûté neuf cents euros par personne. Le prix peut varier de cinq cents à mille trois cents euros selon les trafiquants et la qualité de l’embarcation). Tous les trois sont tombés malades pendant ces heures d’enfer glacé. Ensuite ce furent trois jours de voyage en ferry et en bus à travers la Grèce. Désormais, ils attendent le train qui les emmènera à l’autre bout de la Macédoine, dans le camp de Tabanovce. Cherine tient son fils contre elle et tente de l’amuser. « Normalement il est beaucoup plus gai, il rit tout le temps, mais là il est trop malade » explique-t-elle. Elle est souriante malgré ses traits tirés et une toux qui ne la lâche pas. Ils ignorent tout de la suite du périple.
Les migrants sont réputés pour être bien renseignés et pourtant, sur cette route des Balkans, ils n’ont bien souvent aucune idée de ce qui les attend. Ils savent, oui, que depuis le 18 novembre, seuls les Syriens, Irakiens et Afghans sont acceptés en Europe (c’est la règle des « SIA »). Ils savent que les mineurs non accompagnés sont placés en centre d’accueil s’ils sont repérés. Ils commencent à savoir aussi que les hommes seuls, même SIA, sont désormais repoussés aux frontières. Mais ils n’ont aucune idée du nombre de trains (cinq) et de bus (trois) qu’ils devront prendre pour arriver en Allemagne. Dans certains camps de transit, les traducteurs manquent cruellement. Mais ici, même les équipes sur place ne sauraient dire à quelle heure ce fameux train partira. Trop de paramètres entrent en compte. D’abord il faut que le camp soit assez rempli, et donc attendre que d’autres migrants arrivent de Grèce. Mais la frontière vient d’être fermée ! Non, finalement, les autorités grecques l’ouvriront toutes les trente minutes pour laisser passer des groupes de cinquante personnes. Pourquoi cinquante ? Car c’est le nombre que la Serbie accepte de faire rentrer sur son territoire, à échéances régulières. Pas un de plus, dussent-ils séparer les familles. Depuis quelques jours, ce jeu de domino s’est amplifié. Une décision à la frontière allemande ou autrichienne a des conséquences en cascades. A l’autre bout de la chaine, la grève des ferries grecs vient s’ajouter au casse-tête.
Mohamed et sa famille finiront par monter dans le train à 22h. Treize heures après être arrivés dans le camp. Ils parviendront à Berlin quatre jours plus tard. Une voix soulagée mais épuisée sur un message Whatsapp annonce la nouvelle.
De l’autre côté du pays, à la frontière serbe, grâce au travail acharné de quelques organisations, ils n’auront pas à marcher les quatre kilomètres qui séparent le camp de Tabanovce (Macédoine) de la ville de Miratovac (Serbie). Une voiture, parfois deux, offrent de transporter les plus faibles jusqu’à la frontière. Bassem, Macédonien de la région, travaille désormais pour une des ONG du camp. Il lui arrive de faire ces allers-retours jusqu’à la frontière pendant plus de vingt heures de suite. Une fois le kilomètre macédonien parcouru, une voiture « d’en face » viendra récupérer les passagers pour les emmener jusqu’au premier camp serbe. C’est toute l’ironie de cette migration massive, maintenant encadrée mais toujours si embarrassante pour les autorités. Bassem s’en désespère : « Si ma voiture allait les déposer de l’autre côté, ce serait considéré comme du trafic d’humain. Ils doivent franchir la frontière à pied ».
De retour à Tabanovce, un groupe l’attend déjà dans la petite salle réservée aux mères et à leurs enfants. Une jeune femme enceinte de huit mois y reprend son souffle et ses esprits avant de poursuivre la route. Nous l’appellerons Silfa. Le visage doux, une silhouette bien trop fine pour une femme à quelques jours de l’accouchement, elle voyage avec sa belle-sœur et six enfants. Leurs maris sont coincés au Liban, faute de visa pour entrer en Turquie. En repassant par la Syrie, ils risquent d’être réquisitionnés par l’armée du gouvernement, comme tout homme âgé de 18 à 45 ans. Elles sont de Maskane, dans la campagne alépine. Au bout de trois mois d’hésitation, malgré les risques, elles se sont décidées à partir. Les bombardements s’intensifiaient. Daesh avait transformé la mairie et les écoles en camps militaires. « Déjà quand l’armée libre contrôlait la zone c’était difficile, on se faisait bombarder, mais c’était toujours mieux que Daesh ! Avec eux, je ne pouvais pas sortir de chez moi sans devoir être accompagnée d’un proche parent et porter le niqab, alors que j’ai l’habitude de sortir seule avec un simple voile” explique Aicha, la belle-sœur. Sans enfants, elles n’auraient pas quitté la Syrie. Leurs parents sont encore là-bas. Mais elles espèrent qu’en Allemagne ils pourront recevoir une éducation. Les enfants dessinent, la troupe ne va pas tarder à partir. Avant de quitter ce refuge, avec un regard doux et un sourire en coin, Silfa demande : « y a-t-il des boulangeries syriennes en Allemagne ? ».
Une fois passés la frontière et le premier camp de sécurité en Serbie, les migrants arrivent à Presevo. De nouveau il faut attendre. Les plus aisés pourront prendre le bus, pour 35 euros. Les autres doivent patienter dans le train, jusqu’à ce qu’il soit plein. Ces jours-ci il en part un par jour. Ils traverseront la Serbie d’une traite. A partir de là tout est gratuit et tout s’accélère. Ils sont toujours en Serbie mais le train est croate. Les bus débarquent leurs passagers sur un quai qui est devenu une frontière.
En Croatie, dans le camp de Slavonski Brod, il faut aller encore plus vite. Les autorités se donnent trois heures pour débarquer, enregistrer, réchauffer et réembarquer entre six cents et neuf cent cinquante passagers par train (non chauffé et non éclairé). Plusieurs ONG et bénévoles se chargent des distributions de vêtements et de nourriture. Sur le quai, des familles entières. A la sortie d’une tente d’enregistrement trois femmes sont assises dans le gravier. Elles se partagent une de ces boîtes de thon distribuées dans chaque camp et rient en commentant le ballet qui s’offre à elles. Ces rires sont une démonstration de la force de l’humour syrien.
Originaires de la banlieue de Homs, elles ont dû déménager plusieurs fois. Elles voyagent avec leur mari et frère. Tout jeune dentiste, il a été détenu à plusieurs reprises, par une milice chiite d’abord, puis par l’armée du régime. Aux contrôles de police, la simple mention de sa ville d’origine, en zone rebelle, le rendait suspect. Lorsque la Turquie a annoncé qu’elle était sur le point d’imposer des visas aux Syriens, ils ont décidé de fuir, via le Liban, avant qu’il ne soit encore plus difficile de quitter la région. « Le plus dur ça a été l’attente dans la station service en Grèce (Polykastro). Les femmes ont dormi dans le bus et les hommes dehors sous des couvertures. Il faisait froid et il n’y avait aucune distribution de nourriture. Tout était payant. Nous y avons dépensé tout ce qui nous restait ».
La police commence à faire accélérer le mouvement, il faut avancer. « Est-ce que vous sauriez combien de temps le prochain trajet va durer ? » lance l’une des femmes avant de partir vers l’inconnu.
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